Association CO.U.R.R.I.E.L, Vivre en français c'est déjà résister rejetons le tout-anglais de la finance !

ET SI ON PARLAIT TOUS ANGLAIS...

« Et dans deux générations,
lorsque nous parlerons tous anglais sans difficulté,
nativement, ne sera-ce pas mieux, pratique,
et gage de paix en plus ? »

Matthieu Varnier, juillet 2021.

Je discutais récemment avec une connaissance, homme de conviction, conscient déjà des risques certains que courre la langue française – comme toutes les autres – face au rouleau compresseur de l’anglais, et qui me disait pourtant hésiter. Que ce serait une belle idée, quand même, que de parler tous la même langue, de tous se comprendre, et que peut-être, peut-être, ce serait tellement souhaitable que le choix de la langue en question, le fait pour nous de renoncer à la nôtre, ne serait pas si important. Secondaire, même, éventuellement.

-  Ce rêve, qui ne l’a pas caressé, qui n’a pas eu cette pensée, ne fut-ce qu’un instant, en se retrouvant perdu dans une ville étrangère, ou si satisfait de trouver l’information ou le produit qu’il cherchait sur un site internet étranger dont il comprend la langue ? Après tout, une langue est faite pour communiquer, faite pour être partagée, et plus elle est largement parlée plus elle fait sens. Une humanité unie, capable de communiquer sans frein d’un bout à l’autre de la planète, avec partout la même aisance, c’est une belle image...

La réalité est pourtant plus complexe. Comme souvent c’est avant tout une affaire de conviction, alors laissez-moi vous livrer la mienne :

Une langue, c’est une poche d’humanité. Une expérience de vie. Elle peut être extrêmement localisée, comme cette langue indigène d’Amazonie parlée par quelques centaines d’individus seulement, et qui ne connait que quelques 100 mots[1]. Ou répandue à travers le monde entier, langue maternelle de multitudes, comme l’espagnol. Mais c’est un peu le « génome » d’une expérience de vie collective. Qu’elle ait 30 nuances pour parler de la neige, comme chez les Inuits, qu’elle ne reconnaisse que l’immédiateté du vécu, comme cette fameuse langue d’Amazonie (le PIRAHÀ, prononcez « PIRAHAN ») qui n’a qu’un présent et ne conceptualise même pas le passé, le futur, ou l’imaginaire – on ne peut parler qu’en témoin direct de son sujet - qu’elle assigne à chaque mot un rôle précis verrouillé par une déclinaison, comme le russe, ou qu’elle impose de se situer socialement vis-à-vis de son interlocuteur dans la moindre phrase, comme en Japonais, elle a été façonnée par des siècles de rapport aux autres et au monde.

Et là est tout. Perdre, laisser perdre, ces bulles de vie, ces vivants compte-rendu de société ? En choisir un et se fermer à tous les autres ? Mon premier réflexe est un réflexe d’esthète, il ne convaincra pas tout le monde, mais je frémis au souvenir d’une initiation au japonais, de la découverte du russe, de l’apprentissage scolaire de l’allemand... et de penser que toute cette originalité, toutes ces différences de grammaire qui étaient autant de différences de point de vue, et si intéressantes en cela même !, puissent disparaitre.

Mais que les pragmatiques se rassurent, reprenons nos esprits : ce ne serait pas seulement « dommage », comme un sacrifice noble et consenti pour la cause plus grande, plus sacrée, de l’union des Hommes. Ce serait suicidaire. Ce serait... inefficace. Laissons encore un peu de côté «quelle» langue serait l’élue, restons vague. Et pourquoi pas un tirage au sort, ou même le français, allez ! Mais non. Les cadres de multinationales –j’en fais partie- le savent : chaque peuple a sa manière bien à lui de travailler, de la liberté d’organisation et de la créativité qui nous caractérise, où débrouillardise doit avoir le dernier mot, à la rigueur allemande, où rien de bon ne saurait se faire sans suivre le plan préétabli par le plus compétent, en passant par le respect japonais de la hiérarchie et la cordialité obligatoire de nos amis (?) Américains. Doit-on également abolir ces différences, et garantir dans une usine ou un bureau d’étude mondial, pour une parfaite entente, une parfaite reproductibilité des rapports professionnels ? Outre que le débat me semble le même que pour la langue, je gage que l’uniformisation de celles-ci arriverait de toute manière à l’uniformisation des sociétés.

À ce stade, appelons un chat un chat : l’universalisme et l’uniformisation sont en réalité des opposés. L’Universalisme est la reconnaissance dans l’autre, chez l’autre, d’une expérience de vie aussi légitime que la nôtre, traversée par des « constantes » de l’être humain susceptibles de s’y traduire différemment mais amenées à s’y retrouver. C’est respecter l’autre en ce que dans sa différence et par elle il met en lumière (s !) ces quelques aspirations communes qui fondent notre humanité. C’est assez français, très « siècles des Lumières », et j’ai un plaisir coupable à nous attribuer collectivement le mérite de ce noble paradigme. On trouve de cet Universalisme des marques très concrètes dans la façon dont les premiers colons français du continent américain ont sympathisé très souvent avec les autochtones, nos coureurs des bois faisant commerce avec eux, prenant femme dans leur tribu, et vivant fréquemment en bon voisinage. L’Uniformisation conduit à penser qu’une expérience de vie/de pensée serait meilleure et gagnerait à être généralisée... faut-il préciser que ce fut beaucoup l’attitude des colons anglais, aux quatre coins du globe, face aux « indigènes » et autres sauvages qu’ils leur fallait éduquer pour en faciliter l’exploitation ?

Alors oui, évidemment, le risque de choisir UNE langue, donc UN mode de pensée et de représentation du monde, des rapports sociaux, de l’équilibre du discours entre rigueur et fluidité, entre précision et conceptualisation, c’est de se tromper... de ne pas prendre le meilleur, ou pas le meilleur dans tous les aspects (on peut décider qu’une langue déclinant tout, comme l’allemand ou pire le russe, est idéale pour les sciences... mais quand bien même, est-ce également l’optimum pour la chanson, la poésie, est-ce les mêmes critères ?). Cela dit, la question n’est même pas là. Prendre UNE langue, c’est déjà avoir mal choisi, déjà avoir perdu. Face aux défis qui attendent l’humanité, nous n’aurons pas besoin d’une « Super langue », mais de toutes les idées, de toutes les expériences, de toutes les traditions, de toutes les racines. L’humanité ne peut espérer survivre encore longtemps qu’en s’adaptant, qu’en continuant à tester simultanément les civilisations les plus diverses, les modes de pensées les plus opposés, et à apporter à ses problèmes locaux et mondiaux autant de solutions qu’elle compte de peuples.

Comment ne pas voir en effet les approches si disparates qu’ont spontanément les populations à différents endroits du globe ? Pendant qu’on manifeste aux États-Unis contre la réforme de santé Obama et le risque de léser indirectement le droit des plus méritants à s’élever au-dessus des autres, on manifeste en France pour défendre ardemment ce même droit à une santé de qualité pour tous, au nom de l’égalité et de la fraternité – comprenez ici solidarité face aux besoins de santé - sans laquelle nous n’estimons pas faire société. Pendant qu’on renforce les lois répressives en Occident, on désarme les policiers en Suède pour s’assurer qu’ils ne mettront plus bêtement leur vie en jeu pour défendre de simples biens matériels. Je pense la langue naturellement centrale dans ces différences, par les textes et à tout l’historique de pensée auquel elle donne un accès privilégié, par tout ce qu’elle code subtilement d’évidences et d’interdits dans sa grammaire et ses tournures, par le vocabulaire qu’elle nous souffle ou nous cache... mais à la vérité, dût-elle n’avoir qu’une part plus modeste dans cette diversité de paradigmes, oserons-nous prendre le risque de les perdre, d’en amoindrir la richesse ?

On pourrait s’amuser à aller plus loin, et se demander, pour rire, l’intérêt même de pouvoir parler la même langue maternelle avec un Chinois ou un Mexicain, si c’est justement pour... entendre la même langue, les mêmes idées, les mêmes certitudes face au monde. Aucune langue n’est l’instrument objectif d’une pensée purement rationnelle, comme si elle n’infléchissait pas le processus même de création ou son appropriation par interlocuteur.

Finalement, pour moi, cette fausse-bonne idée d’une langue unique pose surtout une question, en y apportant une réponse extrême : celle de la « bonne échelle » pour une langue. Devons-nous craindre une Babel volontaire et sa mosaïque de petites langues locales ? Faut-il une langue planétaire, sera-ce d’ailleurs suffisant pour forcer les Hommes à se considérer égaux ? Je mentirai à vous disant que oui, pour moi, chaque petite langue, chaque rémanence ancienne de quelques centaines de locuteurs doit absolument être sauvée. Je sais déjà que je ne me battrai pas pour ça, sans pour autant être bien à l’aise avec ce laisser-faire, cette priorisation de mes combats.

- Quand une langue Navajos survie au génocide des peuples amérindiens, elle devient pour les Américains un code secret indéchiffrable aux Japonais pendant la seconde guerre mondiale, mais surtout elle rend témoignage d’une culture, d’un équilibre, testé pendant des siècles et qui ne doit pas sa disparition à son obsolescence mais à une action militaire – une fin qui ne nous dit rien de la pertinence que sa vision du monde pourrait avoir pour nous. Bref, parfois, laisser mourir une langue, c’est comme mettre le feu à un musée, on sait que l’on pourra vivre sans mais.... Pour autant, une langue est un moyen d’échange, l’expérimentation au quotidien d’un mode de vie - de rapports sociaux, d’un socle de valeurs communes, un humus épais né de l’entassement de siècles de croyances, des mues de la pensée collective. Donc si elle n’est plus parlée que par très très peu de gens, le scientifique que je reste va pointer que le résultat serait peu interprétable, peu exploitable, peu représentatif. Un échantillon trop réduit, un vivier trop faible pour démultiplier l’effet subtil d’une pensée sur l’organisation sociale, la créativité, les valeurs, et proposer une tendance qui lui soit propre. Elle ne m’intéresse plus alors, vous l’avez compris, qu’au titre de vestige, qui mérite d’être préservé, étudié, mais sort de notre propos.

Je ne fais pas plus durer un suspens qui n’en est pas : comme pour beaucoup de choses touchant les peuples, l’échelle d’une langue est un pays, une nation. La langue alors peut refléter véritablement les évolutions d’un peuple, accompagner ses succès et ses échecs, prendre l’empreinte de son temps et permettre à un groupe d’individus solidaires de se choisir un destin. Le maître mot est bien le Choix, la capacité à mettre en œuvre une politique, à se réguler, à se penser. Ce dont la langue est le ferment, un peuple seul, constitué en nation souveraine, peut le faire germer au grès de ses besoins, et en montrer les fruits au monde.

- Et de ces fruits, je veux une pleine corbeille, toujours fraiche, où piocher les solutions et les utopies de demain.

Notes de pied de page

  1. ^ https://www.youtube.com/watch?v=4F7rLVkwuIs

Actualités

Récentes